vendredi 8 novembre 2013

L'étrange récit de la déchéance

Cette affaire est tragique. Théâtrale, veux-je dire. Les récits de Zambarar sont, ce qu'on pourrait dire, énormes, gigantesques: comme l'ombre des cheminées. On peut les écouter des heures durant sans jamais se demander ce qu'on fait là; mais il les fait à voix basse, à vrai dire. Ce matin, donc, j'apprenais autour d'un thé soluble une vision de la prise du pouvoir.


"À l'époque, Mohammad, notre mère et moi-même dirigions une agence de comptabilité reconnue dans tout le pays. Service fort demandeur fut un temps, mais peu à peu évincé à mesure que les trusts grossissaient, car ceux-ci disposaient de leurs propres comptables. Nous possédions un étage d'immeuble en centre-ville, du côté de la Feldbanque (elle aussi s'avérant de plus en plus inactive). L'agence Azine et fils était très connue et ses dirigeants des figures emblématiques: une grande dame mûre, franche voire grossière, aux soies longues et sombres, portant des lunettes à monture forte, et qui fumait beaucoup; flanquée de ses deux fils, le fidèle et le volage."


L'ami Azine sourit en se reconnaissant.


"Bon, ça, c'était notre situation. J'en sais un petit bout concernant les tractations du grand trust, si vous voulez...

Les trois, Porcolant, Galerfled et Tribalt, avaient commencé à mettre ça en œuvre avec beaucoup d'avance sur les évènements. Tout d'abord, Galerfled avait mis au point ce système des corons qui suscita l'admiration et la jalousie des deux autres: l'on se faisait tout à la fois patron et maire... Et on ajoutait, tant qu'à faire, des vigiles tenant lieu de police interne, et des écoles et des épiceries, et les fermes pour les nourrir. Et le peu d'intermédiaires aidant, l'affaire était très rentable.

Ils s'y mirent tous, et commencèrent assez vite à se marcher sur les pieds. Pendant un temps, ce fut une concurrence féroce, qui évinça nombre d'autres industriels de moindre taille. Puis, comme leurs problèmes n'étaient pas réglés de ce point de vue, ils décidèrent de se rencontrer. L'invitation était offerte par Porcolant, qui revenait d'un voyage dans les contrées lointaines.

C'est donc lors de ce dîner et de ces entretiens que Porcolant évoqua l'une de ses destinations: l'Azatie, "petit bout de montagne industrieuse, ployée sous l'ombre protectrice d'un défunt philosophe". Ce fut de suite reconnu comme le Grand Modèle qui devait tous les mettre d'accord.
Les trois patrons se quittèrent heureux et satisfaits: ils venaient de former le Grand Trust, une immense machine économique, représentant 93% de l'activité du pays et 21 millions de salariés. Et pour sceller leur accord dans la joie et en musique, ils formèrent un orchestre: le Grand Orchestre des Forges, puissant et percutant, que le maestro Kloar Aliphas menait à coups de sabre; exception faite pour les marteaux-pilons qu'il chérissait et pour qui il réservait une place de choix dans chacune de ses compositions.

Le roi d'alors, Borrus II, regardait tout ça de loin et leur donnait pour tout son assentiment mutique. Mais il avait aussi un conseiller, un certain Ernest Blavine, qui, lui, se rongeait les ongles d'un air inquiet. Blavine était un homme brillant, pionnier des sciences économiques, mais il ne fallait pas être un génie pour voir poindre ce problème: il n'y avait à peu de chose près plus qu'une seule entreprise dans tout le pays, et la concurrence, moteur principal de l'innovation, en pâtirait certainement pour bonne part. On pouvait croire à l'écrasement total par la concurrence étrangère, et à l'émergence d'une crise majeure qui mettrait le pays à genoux. On ignore s'il avait vu juste, mais le raisonnement tenait la route.

Aussi, il fit la suggestion d'imposer de plus lourdes taxes au trust, de manière à favoriser les petits qui agonisaient, ce que Borrus II fit. Ce fut l'acte fondateur.


Peu après donc, les membres du trust reçurent l'annonce et frappèrent du poing d'un air sérieux. Il était donc temps. Ils étaient devenus une menace, et plutôt que de s'écraser comme ils l'avaient toujours fait, ils s'arrangeraient pour imposer leur loi -plus pragmatique et, selon toute évidence, plus juste. Les taxes, bien que très lourdes, purent aisément être amorties en rognant cruellement les salaires des ouvriers, qui naturellement le prirent mal. Or le responsable, bien au-delà des patrons justes et modestes, n'était autre que le pouvoir lui-même -le pouvoir et ses manœuvres obscures. L'on s'arrangea du moins pour que la chose fût interprétée ainsi, et la foule gueula ouvertement contre le roi.

La journée du 14 février 1896, une rumeur monta des cités coronaires et commença à gagner le centre-ville en empruntant les voies ferrées depuis la banlieue Est. Au faîte de la foule, un certain Zopher, colosse débonnaire au regard flou, conduisait l'ensemble là où il désirait aller. Les intentions étaient manifestement mauvaises, et toutes les vieilles administrations du centre, toutes les petites entreprises qui survivaient comme la nôtre, se prirent à trembler.
Un contingent fut alors envoyé dans la gare pour stopper leur avance et éventuellement obtenir des explications, ce qui naturellement n'eut pas lieu. Les insurgés tentèrent de passer en force avec le peu qu'ils avaient, et y parvinrent assez rapidement, car la panique n'eut pas prise sur eux quand quelques salves mortelles leur furent tirées, fauchant les premiers rangs. La foule s'entassa dans le hall et entreprit de camper en attendant les réactions.

Au bureau, des employés avaient déjà commencé à faire leurs bagages en disant que tout était fini et qu'il fallait fuir. De nombreux navires quittèrent le port. Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.
Dans l'intervalle, Tribalt et le roi eurent un long échange télégraphique qui nous est en majeure partie inconnu. Ne reste en vérité que la missive qui fut retenue par l'Histoire et par ceux qui la firent; L'État est une entreprise, Nous sommes une entreprise, Donc nous sommes l'État.

Deux jours plus tard, le roi, lassé, envoya un contingent frais afin d'en terminer. Avant qu'ils aient pu agir, Zopher et les siens étaient repartis par le même chemin. Tribalt en fut semble-t'il courroucé.
Au matin du 17 février, un grand rassemblement de vigiles fit son apparition à proximité des fortifs du nord, tenus par des conscrits. L'assaut fut donné, très vite suivi d'un autre au sud. En fin de matinée, malgré de lourdes pertes, les vigiles arrivaient triomphalement au sommet des talus, tandis que les conscrits, troublés et choqués d'avoir dû tirer sur leurs concitoyens, se dispersaient en masse. En centre-ville, les administrés et nombre d'officiels à leur tour commencèrent à prendre la tangente. Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.

L'assaut se poursuivit les jours suivants, les fortins tombant les uns après les autres. Peu avant que les lignes soient coupées, l'état-major parvint à joindre une garnison située en province et dirigée par deux fameux généraux, Tobias Bobrec et Philippe Sanguins. Ce faisant, les cuirassés dans le port entreprirent de pilonner les banlieues en guise de représailles. Mais ce qui se réclamait désormais armée insurrectionnelle continuait de gagner du terrain.

Et puis le siège continuait. Les garnisons se replièrent bien vite entre les deux bras du Fragfluse, où se tenait la majeure partie du centre-ville. Des conscrits se mutinèrent, dans ce qui restait des forts ainsi que sur certains cuirassés. Assez vite, la flotte assaillie par les vaisseaux mutinés ainsi que par des cargos armés arrivés de petits ports de banlieue, fut mise à bas. L'amiral Frias-Nonobstant prit le large et disparut en mer. Les insurgés n'étaient plus tenus à distance des côtes, et ceux qui étaient restés résolument dans l'étau se trouvèrent soudain piégés. La névrose était à son comble; Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.


Caporal d'infanterie 1894
Un statu quo s'engagea. On nous rapportait que l'armée insurrectionnelle campait sur une rive et observait l'armée de métier sur l'autre, sans mot dire; attendant, sans doute, d'avoir repris des forces. On aurait entendu un vieux tailler nerveusement un bout de bois en forme de cercueil.

Le 19 février au petit matin, l'armée menée par Bobrec et Sanguins fit son entrée par l'ouest et commença à ravager les cités coronaires et ceux qui s'y trouvaient. Toute la matinée durant, ils s'appliquèrent à démolir les structures mises en place par Tribalt, faisant peu de cas des pertes occasionnées par quelques ouvriers sommairement armés; puis ils se rassemblèrent sur un vaste terrain vague au nord de la ville pour se reposer et réfléchir à la suite. Ils entreprenaient alors, sans doute, d'aller vers le centre pour briser le siège. Mais une grande clameur monta des usines et les en empêcha.

Encore un détail oublié des gouvernants: les gens du trust produisaient des armes. Tribalt, en particulier, entretenait avec amour de grandes manufactures où il fabriquait autant d'armement conventionnel que de modèles plus tordus, munis des derniers perfectionnements à la mode. Les plus célèbres représentants en furent le Fusil d'appoint Longue-portée et les Grenades à manche (tailles S, M et L), mais il y en avait bien plus et de plus gros calibres. Le magnat déploya ses Munitionnaires, des ouvriers d'élite qui avaient été de longue date entraînés à tester la qualité de ce matériel de choix. C'était sans nul doute son va-tout et Bobrec-Sanguins l'avaient forcé à s'en servir.




Munitionnaire Tribalt millésime 1896
Ce combat est légendaire. On en reparle souvent comme de la plus grande émeute de tous les temps, pour peu qu'on puisse la considérer en émeute. Les munitionnaires arrivèrent par les boulevards et commencèrent à tirer en soutenant une cadence élevée. L'armée officielle fit face et leur rendit la pareille. Les deux épuisèrent leurs munitions en peu de temps en laissant une bonne partie des leurs à terre, puis se chargèrent. Bobrec et Sanguins, placés en tête, sabrèrent côte à côte avec une grande joie, car alors ils se sentaient triompher; puis une nouvelle vague de munitionnaires rassemblée à la hâte jaillit des rues et constata le désastre.

Les précédents, voyant qu'on venait les relever, s'empressèrent de prendre la fuite. Les uniformes fatigués et couverts de poussière observèrent alors brièvement les nouveaux venus, réalisant sans doute qu'ils avaient perdu; et alors un tir nourri vint faucher leurs rangs, et Sanguins, puis Bobrec s'effondrèrent sans vraiment comprendre comment. L'on encercla les derniers, puis on les finit à la grenade.

Et voilà une preuve qu'aujourd'hui encore les armes Tribalt sont les meilleures du monde connu, et que les Cocardes possèdent la meilleure armée qui soit; nul doute qu'elles soumettraient sans peine tous leurs voisins, si ce n'était contre leurs intérêts.

Le soir, une estafette fut envoyée au palais royal pour en rendre compte. La nouvelle se répandit rapidement, avec l'impact que l'on sait sur le moral des fidèles; Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.


Que restait-il donc à faire? Baroud d'honneur. Le roi, sa famille et ses conseillers auraient peut-être pu signer leur reddition et croupir en exil, plutôt que de subir ce qui suivit. Mais ils firent le choix d'étaler leurs troupes là où elles pourraient être utiles et de remettre la fin au plus tard. C'est à dire que chaque pont qui n'avait pu être démoli fut gardé par un contingent.

Tribalt eut alors l'occasion de percer avec toute la subtilité qui était sienne: c'est-à-dire que trois locomotives lancées à pleine vitesse vinrent traverser le Pont de Fer, qui enjambait le grand Fragfluse au plus près de son embouchure, et fracassèrent les dérisoires barricades qu'on avait dressées en travers. L'une d'entre elles dérailla au passage, mais les autres poursuivirent leur course en déchargeant un flot de miliciens, vigiles et munitionnaires.

Et ce fut le saccage. Tribalt avait beau être habile à manier dans l'ombre, il n'en était pas moins distant, et l'armée insurrectionnelle fit là un peu ce qu'elle voulait. On s'introduisit en force dans les bureaux des dernières et pathétiques entreprises indépendantistes, violentant leurs occupants, et appliquant parfois cette vieille tradition de bandit qui consistait à clouer par la main gauche un sous-fifre au chambranle d'une porte.


Nous? Ah, nous, nous avons eu un peu plus de temps, nous étions plus près du centre. Nous aurions pu fuir avant, sans doute, mais nous nous en sommes sortis quand même.


-Pas tous, non, pas tous, intervint Mohammad.


-Ah, on ne sait toujours pas ce qu'elle est devenue. Notre vieille maman... On l'a perdue de vue pendant la journée du 20.

-Elle devait être à la maison, pensa-t-on. Depuis cinq jours qu'elle dormait au bureau pour sauver les meubles...

-Mais bref. Il y avait déjà beaucoup de désordre quand nous sommes partis, nous n'avons pas pris plus de temps à faire le tri et nous avons quitté la salle discrètement avec les employés fidèles. À l'accueil, nous aperçûmes sur une chaise un tas de cendres conique surmonté d'un mégot fumant et de lunettes à monture forte.

-Et nous sommes sortis pour nous mêler à la foule.

-Et le roi?

-Assassiné? Probablement un truc du genre. On a beaucoup accusé Zopher, mais ça pourrait être n'importe qui. Tout s'est terminé très vite, la majorité de l'armée s'était rendue et Borrus s'obstinait. Il a eu une ultime négociation avec Tribalt, qui avait fini par venir en personne, et plus personne ne l'a vu après l'entretien.


Zambarar semblait avoir la gorge sèche, mais ses yeux étaient humides, et il bâillait; le congé était terminé, et il fallait qu'il reprenne le chemin des administrations pour exécuter ses petites tâches de petit actionnaire. Seul et modeste, faisant vivre sur ses parts les deux vieilles tantes et les cousins, il fuyait; nous deux, nous allions fuir à notre tour, vers un autre vide. Nous nous sommes dit au plaisir, puis nous avons quitté l'enceinte de l'entreprise en nous promettant de revenir -mais pas trop tôt.


Correctement vôtre,
Xavier Plorc



vendredi 18 octobre 2013

La cité myrmécienne

Au centre du monde, ou un centre de ce monde, se trouvent les Cocardes -un terme ambigu qui recouvre bien des choses diverses, ou de nombreuses grandes îles, ou un État qui occupe deux d'entre-elles: la Fiacse, et la Prime-Cocarde ou Eucocarde. Nous arriverons justement sous peu en sa capitale, Cotre (Cotronius chez les puristes), située sur la côte Est de la seconde île.

Depuis maintenant huit ans, il règne là-bas une bureaucratie particulièrement rationnelle, qui force l'admiration. Voilà un pays où les manœuvres tournent pleinement et sans entrave avec la fierté d'être chacune une parcelle indispensable d'une immense machine; où chacun marche au rythme des marteaux-pilons -au sommet un groupe de seigneurs bienveillants surveillent la bonne marche de l'ensemble en récoltant les fruits exportables et profitables d'une saine entreprise.
C'est le pays que l'on dit le plus moderne, le meilleur, le mieux, et nombreux autres superlatifs. Un exemple de gestion bien menée, je devrais penser à en voir le fonctionnement en détail.


J'en ai déjà eu un vague aperçu par Azine, qui profite de quelques milles d'eau calme pour me dévoiler le fond de sa pensée concernant son pays natal. Ainsi, monsieur Cypérin Tribalt, président-directeur général de la république de Fiacse-et-Cocarde, avisa un jour qu'il lui était possible de virer les citoyens improductifs. Depuis, tout va pour le mieux. Question évidente, on ignore ce qu'il advient des virés: car ces parias n'ont que rarement les moyens de payer le voyage qui leur permettrait de trouver employeur hors de l'État-entreprise, et les vagabonds sont rares dans les villes. Détail pénible, qui laisse conjecturer le pire.
C'est troublant comme un système si implacable fonctionne avec une telle perfection. Azine m'avait prévenu: c'est assez laid à voir, mais remarquable. C'est bien pour ça qu'il est parti, préférant de loin le désordre roturier de notre Nord.

De très loin, on aperçoit la ville, la plus vaste de toutes, à travers l'épais trafic portuaire. C'est une étendue granuleuse et circulaire, faite de milliers de pavillons identiques, au milieu desquels se dresse, orgueil vaincu, la vieille Cité conventionnelle investie depuis par les bureaucrates. Un peu partout, des cheminées plantées comme des épingles dans la masse. Ce sont les Cités Coronaires, où l'on trouve les ouvriers.
 
Plan de la ville. 

Le port consiste en une très vaste esplanade de béton, parsemée de choses et de gens en partance, limitée à l'extérieur par un cordon de bâtiments accueillants mais fermant hermétiquement à ce qu'il y a derrière. Capitainerie, hôtels, bars, restaurants et confortables maisons closes pour satisfaire tous les goûts, tant et si bien que les marins de passage n'ont jamais à visiter l'intérieur des terres. Ce n'est pas impossible, et ce n'est pas formellement interdit, mais tout est fait pour éviter ça: aux points de passage, les douaniers affichent un arsenal imposant, moderne et dissuasif, et la procédure est laborieuse.
Du reste, bon nombre de nos contemporains en sont restés à cette image d'une ville joyeuse et enjouée, cosmopolite, et commerçant à merveille. Sans jamais demander à en sortir, ou abandonnant après peu d'efforts.

Ayant franchi la douane, Azine et moi -le reste de l'équipage ayant préféré rester au port- nous nous dirigeâmes vers notre contact, qui se trouvait être son frère, un certain Zambarar. Les rues du centre étaient ternes et vides, d'une propreté repoussante. Dans la banlieue, signe d'une construction médiocre, nous croisions parfois des pavillons effondrés au milieu de leurs homologues pimpants.
"Ces choses s'écroulent sans prévenir", me rappelle-t-on.


Enfin nous arrivâmes au 731 rue 96. La marche fut longue, vide et sans intérêt, mais nous étions au bout. Azine semblait tendu à l'idée de revoir son frère.
Les retrouvailles furent peu cordiales dans l'intérieur austère. Les deux échangeaient peu, ou de simples banalités: la gêne était manifeste. Mon ami me fit remarquer la présence sur le buffet d'un haut-de-forme à ruban blanc, qui semblait lui inspirer un profond dégoût. "C'en est un."

Zambarar prit un air gêné à l'écoute de ce qu'il venait de me murmurer à l'oreille. L'autre reprit, à haute voix cette fois-ci:

"On comprend où sont passées nos économies. Enfin, les vôtres: tout ceci ne me concerne plus guère. Je n'en ai pas emporté trop, quand j'ai décidé de vous quitter? Tu as combien, 1 ppm, 2 ppm?

-1.0236 ppm pour être précis. Oui, je suis actionnaire, oui, je sais que je devrais avoir honte, mais on sait tous bien que la honte n'est pas permise ici-bas. Et moi, avec mes intérêts, je fais vivre décemment toute la famille. Tu peux en dire autant? Est-ce moi qui suis en tort?

-Tu es faible. Peux-tu me résumer tes tâches à l'Administration?"

Zambarar marqua un silence. La question semblait lui avoir rappelé un quotidien pénible, probablement ponctué de tâches bureaucratiques et répétitives, envahissantes jusqu'à une certaine forme de folie. J'en profitai pour demander quelques précisions. Zambarar répondit sans entrain ni peine, comme s'il récitait.

"Vous êtes ici dans une entreprise dirigée par un trust de onze Seigneurs-Financiers. On en comptait à l'origine trois: Cypérin Tribalt, Hubert Porcolant et Fulber Galerfled, le premier étant l'actuel président-directeur général. Ils ont brillamment chassé l'administration royale décadente afin qu'elle n'entrave plus leurs œuvres bienfaitrices. C'est à eux que nous devons nos logements, nos vivres, notre sécurité, et notre éducation: en effet, bien avant qu'ils décident de se défaire d'un Roi inutile et orgueilleux, ils fournissaient déjà d'eux-mêmes et avec brio tous ces services à leurs employés -cinq à huit millions chacun. Porcolant fut le théoricien, Galerfled fut l'inventeur du système, et Tribalt fut le plus fort. Car c'est lui qui mena la Révolution et chassa en une semaine le Roi et sa famille. Il acquit là sa position inamovible de président.
Depuis lors -c'était en 1896- le trust a remis plusieurs fois en vente des parts de leur capital. Nous en eûmes 7.8050% en 1898. Des anciens de l'administration royale qui vivaient pauvrement sur leurs réserves en attendant des jours meilleurs se précipitèrent alors sur l'aubaine et déboursèrent tout ce qui restait de leur fortune pour avoir leur part du gâteau, et vivre tranquilles pour le restant de leurs jours et bien au-delà. Ce fut la cohue à la bourse, certains en moururent.

De cet affrontement, huit ressortirent grands vainqueurs et bon nombre d'autres durent se repaître de miettes.

"-Les miettes, c'est pour toi", intervint Azine.

"-Soit, mais je n'ai pas fini. Nous avions donc acquis tous ceux qui se nomment maintenant Seigneurs -les huit nouveaux se nommaient Adolphe Sable, Nitram Kohar, Adrien Silure, Abodolay Cister-Avorde, Clithociobe Gali, Gadar Drageador, Alphonse et Lodrec Claïn. On les reconnaît à leur couvre-chef à ruban pourpre. Et chacun s'arrangea peu à peu pour s'entourer d'hommes proches, dix chacun, le Conseil d'Administration, celui qui tout dirige avec tant de prestance. Leurs chapeaux portent un ruban bleu. Puis les sous-fifres de ces sous-fifres, les simples actionnaires, qui faute de posséder assez de capital sont sans pouvoir et sans influence, et dont je suis. Nous portons le ruban blanc, lorsque la situation l'exige. Mais on ne nous l'exige jamais, en fait."


Beau récit. Il me faut toutefois l'interrompre ici, car mon poignet est douloureux et ma plume s'assèche. Il s'agit maintenant d'avoir des précisions sur comment Tribalt et ses pairs procédèrent pour parvenir au pouvoir. Je vais me renseigner sur le sujet dans les délais les plus brefs.


Arbitrairement vôtre,
Xavier Plorc  

mercredi 25 septembre 2013

La traversée III

D'après les gens d'ici, c'est dans un triste état que nous sommes revenus à Dor. Partis sans ordre et sans réelle préparation, et passant par des routes ingrates, nous avions l'air de deux vagabonds comme on en trouve tant à ramper sur le chemin de fer. C'est assez satisfaisant: je ne pouvais me trouver plus loin de ma condition d'héritier.

Nous retournons tranquillement à la mer en descendant la Cicadelle. Sur le chemin, nous rencontrons des pêcheurs de gar renversés par leur prise; puis non loin de l'embouchure, du courrier. J'ignore comment, mais il y en a une pile pour moi. Des nouvelles du pays...


Sommet de la pile.
Famille. L'empereur Ophide est atteint d'emphysème.

En dessous.
Politique. Les émules et rivaux du seigneur Varaszek triomphent; les provinces se divisent et s'encourent.
Soumonie, Jucaque-méridional, Ageogue, Plonase, Hassterfrau, Nolle, Koplonn: parti des Limaces régnant sur le Fondor-Mol (capitale: Hassterfrau). Marégie: parti des Sous-fifres et Employés Libérés régnant sur le Fondor-Indépendant (capitale: Canard). Lande-Rugueuse, Chrisotoline, Ouest-Copale et Monts de Verre: parti Dur régnant sur le Fondor-Dur (capitale: Véricie). Et bien sûr, Librame et périphéries, plus une hypothétique Kaulomachie enterrée sous les glaces: trust financier Varaszek régnant sur Librame-et-Kaulomachie (capitale: Librame).
Nous reste donc l'Est-Copale et, pour l'instant du moins, quelques positions lointaines sur la côte Ouest: Évrosie, Terre-de-braise. Ophide le Simple, grand empereur, règne sur les lambeaux d'un Fondor-Loyaliste ou Eufondor (capitale: Phabelline).

Sous le dessous.
Folklore. La Géancie, une vaste faction dominant au Nord-Ouest, s'agite. Les cavaliers descendent des vallées et investissent les plaines, lançant des raids sur les positions côtières, scandant les mots du Roi Slogantaire, Harcel le Dalache, seigneur de Géancie:
 
Harcel Mer-de-sel,
Harcel l'Essentiel,
Harcel l'Arc-en-ciel,
Celui qui Joint les Deux Bouts.
 
Sans doute car il revint là-bas à l'Ouest après un long exil en la péninsule de Dalachie, qui termine le continent à l'Est. Ambitionnant de tout détruire, il est parvenu à réunir les deux tribus rivales, Monères et Psychocéphales Laineux, et, ceci fait, a rassemblé les poneys trapus et robustes qui là-bas tiennent lieu de montures. Il en chevauche un teint d'azur, et son crin est de bandes vives; ce qui lui donne une allure aussi ridicule que terrible. Et, élément saisonnier, il aime à se comparer au blizzard:
Une nuisance avec laquelle il faut vivre chaque hiver.
Il n'est qu'une nuisance, donc, comme il le dit lui-même: ceux qui y font face l'écartent sans peine, les autres sont balayés.
 
 
 
 
Nous ne nous arrêtons plus avant les Cocardes. On dit beaucoup de choses sur son fabuleux nouveau régime; Azine y a un proche, nous serons accueillis chez lui.
 
 
Ponctuellement vôtre,
Xavier Plorc

mardi 3 septembre 2013

La randonnée

Notre escapade fluviale nous a amenés jusque loin dans les terres, à la limite extrême de la zone navigable: Dor, une ville de taille moyenne qui se targue d'être la Porte des Plateaux. Entre temps, la réponse à mon problème a fini par m'apparaître clairement.

Les pirates se font rares sur nos eaux, mais par tradition le capitaine est toujours armé. Un simple revolver fait office de fétiche et de signe honorifique. En fouinant dans ses étagères qu'il laisse souvent sans surveillance, j'ai trouvé le tiroir où il le garde précieusement. On me dit qu'il y a quelques jolies curiosités à voir à Dor pour me faire patienter le temps que l'escale prenne fin, mais j'ai l'intention d'aller bien plus loin dans ce pays, pour peu que quelqu'un m'accompagne. Ceci me sera utile.


Azine me semble tout indiqué. Il a achevé de donner ses ordres, et je vois à sa consommation accrue de cigares et de temps perdu qu'il ne verra pas d'inconvénient à notre petite escapade. Je me suis emparé de l'arme, et rassemble mon courage du mieux que je peux avant de me lancer.
Nous y sommes... Si j'attends plus le temps nous manquera.

Il a senti le canon dans son dos: il ne répond rien et demeure immobile. Cela s'annoncera plus facile que prévu.
"Nous allons prendre le train vers les Plateaux, Azine. Accompagnez-moi."
Il répond, d'une voix tremblante:
"C'est vous le patron.

...

"Non, vous n'avez pas compris, je vous demande seulement de m'accompagner.
-Soit; je ne faisais qu'approuver, Sire.
-Allons à la gare. Je suis si impatient!"


Le gros de la population est massé dans de grandes cités éparses dispersées sur différents paliers des Plateaux. Ceci les rend en général assez difficiles d'accès, hormis par quelques routes bien établies et entretenues avec un soin précieux. Si on devait les atteindre sans passer par les routes, on devrait franchir une série de hautes falaises grises, alternant avec des plats où la forêt abonde sauvagement. Les routes empruntent bien souvent les bords des fleuves qui, seuls, franchissent ces obstacles en douceur. En dehors de ces rares passages, on tente parfois de creuser des escaliers dans le roc, quand on ne cherche pas, plus simplement, à contourner le problème.
Nous sommes maintenant à Kolpuvox, en plein cœur du Plateau, et mon compagnon ne semble guère rassuré à l'idée de rejoindre Afflémix à pied comme je projetais de le faire. La capitale est pourtant de toute beauté, à ce qu'on raconte; et c'est la plus grande ville du monde connu. Elle est bâtie de part et d'autre d'une falaise de deux cents mètres; au bas les riches et en haut les pauvres, car depuis que l'industrie entoure les remparts, la fumée montante embaume le rocher et il y disparaît comme dans une brume. Ajoutons à cela que l'approvisionnement en eau n'est pas aisé sur cette ancienne place forte, ne comptant que sur une poignée de pompes à vapeur crachotantes et malpratiques.
Mais nous sommes, disait-il, à quelque 500 bornes de cette merveille du monde moderne; et l'hiver approchait, bien aussi rude que celui que nous connaissons dans le Nord.

Aucune importance, rétorquai-je, vous me suivrez... Devant moi, menace dans le dos.

Et nous portions ensemble un bagage frugal, suivant la voie ferrée et nous permettant quelques écarts dans les fourrés. Les arbres principaux sont le platane et l'araucaria; l'un et l'autre forment des bosquets denses et hauts, souvent au-delà de quarante mètres. En dessous, une végétation sous-jacente abondante et nourricière: ronces et myrtilles, et nombre d'autres baies exotiques que nous n'avons pas osé goûter.
Et il y a de ces fleurs tardives telles qu'on ne trouve pas chez nous: bien tardives en effet, car les journées sont déjà courtes et fraîches, et le palier supérieur a déjà disparu dans la neige. Parmi elles, il en est une dont la notoriété va bien au-delà du Numer. Le pavot doré, au latex jaune, est en effet bien connu des mystiques qui occupent les étendues sauvages, et la mode est récemment passée chez les riches de toutes espèces -bien que ses propriétés soient employées depuis des siècles chez les péquenots illuminés.
De loin en loin, on retrouve assez souvent leurs cabanes: couramment dans les clairières de hautes herbes, on entend le murmure puissant de la voix rauque qui est le lot de leur espèce. Leur vie se décline en trois parties: la recherche de nourriture (chasse et cueillette), la récolte et le raffinage du pavot, et le sommeil et la méditation, qui vont souvent de pair. Les vraies gens, les non-marginaux qui vivent dans les cités ou les zones agricoles, ignorent cette population pourtant conséquente; alors il arrive qu'un individu vienne errer en zone civilisée après une vie à méditer sur les cultes. Et alors les curieux écoutent, éberlués, des monceaux d'élucubrations -jusqu'à ce que l'orateur s'écroule, épuisé et vidé de sa pensée, se délayant bientôt à la pluie et périssant misérablement sur la voie publique. Mais il laisse toujours un souvenir impérissable.

Toutefois, leurs baraquements sont minuscules et sans hospitalité. Nous dormions à côté, sans faire attention au mystique (et réciproquement). Pour occuper le silence, Azine me parlait de ce qu'il savait du Culte d'ici, et du lien étroit qu'il a avec les mystiques. C'est une variante proche de celui lancé jadis par les Limaces de chez nous, assez fortement influencé par la pensée Dok. On l'appelle Bouisme, et c'est avant tout un culte des origines et un culte du mou. L'on y imagine un espace en pleine expansion, la traînée visqueuse et fertile d'une Limace de Boue titanesque et sage. Elle étend, donc, en un sens les trois dimensions comme un ruban; reste la demi-dimension temporelle qui est l'œuvre de la Mouche, divinité secondaire, aveugle et diabolique, transcendante et insaisissable. Si les mystiques disent pouvoir apercevoir la Limace de Boue, la Mouche, elle, est invisible: car elle n'est pas matière. Savoir si l'une et l'autre sont dissociables ou non est sujet à de longues réflexions chez les mystiques -la question est de savoir si le temps peut exister hors l'espace ou réciproquement (l'un ou l'autre ou les deux).


Mais tout cela est bientôt fini. Moi qui cherchais l'épique, l'errance, la fatigue romantique, j'allais derrière un compagnon contraint et sans volonté. Je parcourais le plateau et observais les plantes arme à la main, et je ne les regardais jamais qu'en passant. Qui sait encore où il aurait pu s'enfuir si j'avais cessé de le menacer?

Je l'ai cru, un moment. Mais je pris assez mal ce matin où il me fit savoir par un détour que le pistolet n'était pas chargé, et que j'avais bêtement omis ce détail pendant toute notre escapade. Je pense qu'il voulait entretenir cette situation dont il pensait sans doute qu'elle faisait ma joie, ou bien m'humilier sans sommations. Azine est un ami fidèle.

En suivant la voie ferrée, nous avons fini par atteindre une petite ville après six jours de marche dans les forêts d'araucarias. Il est temps maintenant de regagner Dor, car le départ n'attendra bientôt plus. Tant pis pour Afflémix et les merveilles de la cour de l'empereur: ce sera pour une autre fois.



Nonchalamment vôtre,
Xavier Plorc

samedi 17 août 2013

Voyage en pays de montagne

On attend tout du Numer. C'est une terre en pleine expansion, lente mais sûre depuis pas moins de quelques siècles; au centre l'empire des Fênes, la plus grande puissance de l'Ouest, qui repousse petit à petit les Doks de part et d'autre de ses montagnes.
Il y a du vide en elle pourtant. Mais quel vide! Entre deux villes, dans les étendues sauvages, on croise des curiosités à chaque pas. Tout y est à faire, et les collections se chargent des milliers de nouvelles espèces que recèlent les Plateaux. Évidemment, cela demande du temps, et de l'inconfort. Mais j'y compte bien, profitant d'une escale plus longue. Il me suffirait de persuader l'un de ces hommes de m'accompagner sur terre.

Les Fênes font partie d'une lignée de gastéropodes qui sont le fruit des recherches de certains hommes admiratifs du travail de leurs créateurs (on les lie volontiers à la mouvance des ELFs). On en trouve des représentants un peu partout dans le monde, l'ethnie Numérienne étant une des plus anciennes. Car les chercheurs insatisfaits avaient plusieurs fois repris leurs recherches de zéro, dans l'espoir de voir se redresser les rampants qui faisaient honte au règne animal. Ils n'y sont jamais pleinement parvenus, mais au moins leur peau, sèche et coriace, n'est plus couverte de ce mucus répugnant qui était en fait leur cible principale.
Vous voyez ci-dessus un individu portraituré lors du siège de Phabellìn en 1221, dans un état pitoyable car il faut bien avouer que la chose reste molle et relativement malhabile -peu douée pour l'escrime donc, mais là n'est pas la question.

Je ne vais pas trop m'étendre sur leur biologie, qui n'a rien de très remarquable (les ELFs ayant fait de leur mieux pour les rendre "parfaits", soit semblables à nous). Je noterai juste deux faits: des baguettes turgescentes servent de soutien, comme un squelette (celui-ci ayant à peu de chose près la forme d'un sapin de Noël carbonisé); et ceci, de loin le plus intéressant: une Fêne naît hermaphrodite, et l'un des deux sexes prend le pas sur l'autre à la puberté. On ignore encore quel mécanisme préside à ce changement, mais on parle de lignées d'empereurs mythiques qui demeuraient dans l'état premier par la seule force de leur volonté, et usaient de cet atout pour conserver leur sang d'une manière qu'il est inutile de décrire je pense (de même qu'il est inutile de mentionner les résultats désastreux sur la pureté de la lignée).
 

Nous arrivons par un grand fleuve appelé la Cicadelle. Large et plat, aux eaux troubles et pleines de mystère, entouré de marais et d'anses calmes, les villes et les routes à proximité étant bâties sur des mottes et des talus le plus souvent artificiels. Quand viennent les crues en effet, le paysage disparaît sous une mer boueuse. Ces eaux abritent des créatures remarquables, d'après ce qu'on dit là-bas, et comme en témoigne cette illustration:


Le Gar Cicadellin est un grand prédateur dont la chair est très appréciée. D'après ce qu'on dit, il se nourrit principalement de grands poissons comme le saumon, de gibier d'eau tel le cygne, et, bien souvent, de pêcheurs. Cette nourriture riche et abondante lui permet d'atteindre des tailles impressionnantes et en fait un mets de choix pour les grands banquets, mariages ou cérémonies officielles, où une prise de taille moyenne nourrit correctement une quarantaine de convives.
C'est un juste et joyeux retour des choses. On consomme dans l'allégresse la chair contenant des parcelles d'amis disparus en plein travail... L'acte a en fait une dimension mystique.


Bref, je suis conscient de n'avoir pas donné de nouvelles depuis un moment, et la culpabilité me pressait. En vérité, nous n'avons pas encore débarqué: je ne fais ici que retranscrire ce que j'ai entendu et ce que je savais déjà.
Nous allons remonter la Cicadelle jusqu'à trouver une ville desservie par le chemin de fer où nous devrons échanger des cargaisons. J'en profiterai alors pour visiter les montagnes, le cœur du pays et le plus remarquable des paysages - pour peu que je trouve quelqu'un pour m'accompagner.

Prochainement vôtre,
Xavier Plorc