mardi 3 septembre 2013

La randonnée

Notre escapade fluviale nous a amenés jusque loin dans les terres, à la limite extrême de la zone navigable: Dor, une ville de taille moyenne qui se targue d'être la Porte des Plateaux. Entre temps, la réponse à mon problème a fini par m'apparaître clairement.

Les pirates se font rares sur nos eaux, mais par tradition le capitaine est toujours armé. Un simple revolver fait office de fétiche et de signe honorifique. En fouinant dans ses étagères qu'il laisse souvent sans surveillance, j'ai trouvé le tiroir où il le garde précieusement. On me dit qu'il y a quelques jolies curiosités à voir à Dor pour me faire patienter le temps que l'escale prenne fin, mais j'ai l'intention d'aller bien plus loin dans ce pays, pour peu que quelqu'un m'accompagne. Ceci me sera utile.


Azine me semble tout indiqué. Il a achevé de donner ses ordres, et je vois à sa consommation accrue de cigares et de temps perdu qu'il ne verra pas d'inconvénient à notre petite escapade. Je me suis emparé de l'arme, et rassemble mon courage du mieux que je peux avant de me lancer.
Nous y sommes... Si j'attends plus le temps nous manquera.

Il a senti le canon dans son dos: il ne répond rien et demeure immobile. Cela s'annoncera plus facile que prévu.
"Nous allons prendre le train vers les Plateaux, Azine. Accompagnez-moi."
Il répond, d'une voix tremblante:
"C'est vous le patron.

...

"Non, vous n'avez pas compris, je vous demande seulement de m'accompagner.
-Soit; je ne faisais qu'approuver, Sire.
-Allons à la gare. Je suis si impatient!"


Le gros de la population est massé dans de grandes cités éparses dispersées sur différents paliers des Plateaux. Ceci les rend en général assez difficiles d'accès, hormis par quelques routes bien établies et entretenues avec un soin précieux. Si on devait les atteindre sans passer par les routes, on devrait franchir une série de hautes falaises grises, alternant avec des plats où la forêt abonde sauvagement. Les routes empruntent bien souvent les bords des fleuves qui, seuls, franchissent ces obstacles en douceur. En dehors de ces rares passages, on tente parfois de creuser des escaliers dans le roc, quand on ne cherche pas, plus simplement, à contourner le problème.
Nous sommes maintenant à Kolpuvox, en plein cœur du Plateau, et mon compagnon ne semble guère rassuré à l'idée de rejoindre Afflémix à pied comme je projetais de le faire. La capitale est pourtant de toute beauté, à ce qu'on raconte; et c'est la plus grande ville du monde connu. Elle est bâtie de part et d'autre d'une falaise de deux cents mètres; au bas les riches et en haut les pauvres, car depuis que l'industrie entoure les remparts, la fumée montante embaume le rocher et il y disparaît comme dans une brume. Ajoutons à cela que l'approvisionnement en eau n'est pas aisé sur cette ancienne place forte, ne comptant que sur une poignée de pompes à vapeur crachotantes et malpratiques.
Mais nous sommes, disait-il, à quelque 500 bornes de cette merveille du monde moderne; et l'hiver approchait, bien aussi rude que celui que nous connaissons dans le Nord.

Aucune importance, rétorquai-je, vous me suivrez... Devant moi, menace dans le dos.

Et nous portions ensemble un bagage frugal, suivant la voie ferrée et nous permettant quelques écarts dans les fourrés. Les arbres principaux sont le platane et l'araucaria; l'un et l'autre forment des bosquets denses et hauts, souvent au-delà de quarante mètres. En dessous, une végétation sous-jacente abondante et nourricière: ronces et myrtilles, et nombre d'autres baies exotiques que nous n'avons pas osé goûter.
Et il y a de ces fleurs tardives telles qu'on ne trouve pas chez nous: bien tardives en effet, car les journées sont déjà courtes et fraîches, et le palier supérieur a déjà disparu dans la neige. Parmi elles, il en est une dont la notoriété va bien au-delà du Numer. Le pavot doré, au latex jaune, est en effet bien connu des mystiques qui occupent les étendues sauvages, et la mode est récemment passée chez les riches de toutes espèces -bien que ses propriétés soient employées depuis des siècles chez les péquenots illuminés.
De loin en loin, on retrouve assez souvent leurs cabanes: couramment dans les clairières de hautes herbes, on entend le murmure puissant de la voix rauque qui est le lot de leur espèce. Leur vie se décline en trois parties: la recherche de nourriture (chasse et cueillette), la récolte et le raffinage du pavot, et le sommeil et la méditation, qui vont souvent de pair. Les vraies gens, les non-marginaux qui vivent dans les cités ou les zones agricoles, ignorent cette population pourtant conséquente; alors il arrive qu'un individu vienne errer en zone civilisée après une vie à méditer sur les cultes. Et alors les curieux écoutent, éberlués, des monceaux d'élucubrations -jusqu'à ce que l'orateur s'écroule, épuisé et vidé de sa pensée, se délayant bientôt à la pluie et périssant misérablement sur la voie publique. Mais il laisse toujours un souvenir impérissable.

Toutefois, leurs baraquements sont minuscules et sans hospitalité. Nous dormions à côté, sans faire attention au mystique (et réciproquement). Pour occuper le silence, Azine me parlait de ce qu'il savait du Culte d'ici, et du lien étroit qu'il a avec les mystiques. C'est une variante proche de celui lancé jadis par les Limaces de chez nous, assez fortement influencé par la pensée Dok. On l'appelle Bouisme, et c'est avant tout un culte des origines et un culte du mou. L'on y imagine un espace en pleine expansion, la traînée visqueuse et fertile d'une Limace de Boue titanesque et sage. Elle étend, donc, en un sens les trois dimensions comme un ruban; reste la demi-dimension temporelle qui est l'œuvre de la Mouche, divinité secondaire, aveugle et diabolique, transcendante et insaisissable. Si les mystiques disent pouvoir apercevoir la Limace de Boue, la Mouche, elle, est invisible: car elle n'est pas matière. Savoir si l'une et l'autre sont dissociables ou non est sujet à de longues réflexions chez les mystiques -la question est de savoir si le temps peut exister hors l'espace ou réciproquement (l'un ou l'autre ou les deux).


Mais tout cela est bientôt fini. Moi qui cherchais l'épique, l'errance, la fatigue romantique, j'allais derrière un compagnon contraint et sans volonté. Je parcourais le plateau et observais les plantes arme à la main, et je ne les regardais jamais qu'en passant. Qui sait encore où il aurait pu s'enfuir si j'avais cessé de le menacer?

Je l'ai cru, un moment. Mais je pris assez mal ce matin où il me fit savoir par un détour que le pistolet n'était pas chargé, et que j'avais bêtement omis ce détail pendant toute notre escapade. Je pense qu'il voulait entretenir cette situation dont il pensait sans doute qu'elle faisait ma joie, ou bien m'humilier sans sommations. Azine est un ami fidèle.

En suivant la voie ferrée, nous avons fini par atteindre une petite ville après six jours de marche dans les forêts d'araucarias. Il est temps maintenant de regagner Dor, car le départ n'attendra bientôt plus. Tant pis pour Afflémix et les merveilles de la cour de l'empereur: ce sera pour une autre fois.



Nonchalamment vôtre,
Xavier Plorc

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