vendredi 18 octobre 2013

La cité myrmécienne

Au centre du monde, ou un centre de ce monde, se trouvent les Cocardes -un terme ambigu qui recouvre bien des choses diverses, ou de nombreuses grandes îles, ou un État qui occupe deux d'entre-elles: la Fiacse, et la Prime-Cocarde ou Eucocarde. Nous arriverons justement sous peu en sa capitale, Cotre (Cotronius chez les puristes), située sur la côte Est de la seconde île.

Depuis maintenant huit ans, il règne là-bas une bureaucratie particulièrement rationnelle, qui force l'admiration. Voilà un pays où les manœuvres tournent pleinement et sans entrave avec la fierté d'être chacune une parcelle indispensable d'une immense machine; où chacun marche au rythme des marteaux-pilons -au sommet un groupe de seigneurs bienveillants surveillent la bonne marche de l'ensemble en récoltant les fruits exportables et profitables d'une saine entreprise.
C'est le pays que l'on dit le plus moderne, le meilleur, le mieux, et nombreux autres superlatifs. Un exemple de gestion bien menée, je devrais penser à en voir le fonctionnement en détail.


J'en ai déjà eu un vague aperçu par Azine, qui profite de quelques milles d'eau calme pour me dévoiler le fond de sa pensée concernant son pays natal. Ainsi, monsieur Cypérin Tribalt, président-directeur général de la république de Fiacse-et-Cocarde, avisa un jour qu'il lui était possible de virer les citoyens improductifs. Depuis, tout va pour le mieux. Question évidente, on ignore ce qu'il advient des virés: car ces parias n'ont que rarement les moyens de payer le voyage qui leur permettrait de trouver employeur hors de l'État-entreprise, et les vagabonds sont rares dans les villes. Détail pénible, qui laisse conjecturer le pire.
C'est troublant comme un système si implacable fonctionne avec une telle perfection. Azine m'avait prévenu: c'est assez laid à voir, mais remarquable. C'est bien pour ça qu'il est parti, préférant de loin le désordre roturier de notre Nord.

De très loin, on aperçoit la ville, la plus vaste de toutes, à travers l'épais trafic portuaire. C'est une étendue granuleuse et circulaire, faite de milliers de pavillons identiques, au milieu desquels se dresse, orgueil vaincu, la vieille Cité conventionnelle investie depuis par les bureaucrates. Un peu partout, des cheminées plantées comme des épingles dans la masse. Ce sont les Cités Coronaires, où l'on trouve les ouvriers.
 
Plan de la ville. 

Le port consiste en une très vaste esplanade de béton, parsemée de choses et de gens en partance, limitée à l'extérieur par un cordon de bâtiments accueillants mais fermant hermétiquement à ce qu'il y a derrière. Capitainerie, hôtels, bars, restaurants et confortables maisons closes pour satisfaire tous les goûts, tant et si bien que les marins de passage n'ont jamais à visiter l'intérieur des terres. Ce n'est pas impossible, et ce n'est pas formellement interdit, mais tout est fait pour éviter ça: aux points de passage, les douaniers affichent un arsenal imposant, moderne et dissuasif, et la procédure est laborieuse.
Du reste, bon nombre de nos contemporains en sont restés à cette image d'une ville joyeuse et enjouée, cosmopolite, et commerçant à merveille. Sans jamais demander à en sortir, ou abandonnant après peu d'efforts.

Ayant franchi la douane, Azine et moi -le reste de l'équipage ayant préféré rester au port- nous nous dirigeâmes vers notre contact, qui se trouvait être son frère, un certain Zambarar. Les rues du centre étaient ternes et vides, d'une propreté repoussante. Dans la banlieue, signe d'une construction médiocre, nous croisions parfois des pavillons effondrés au milieu de leurs homologues pimpants.
"Ces choses s'écroulent sans prévenir", me rappelle-t-on.


Enfin nous arrivâmes au 731 rue 96. La marche fut longue, vide et sans intérêt, mais nous étions au bout. Azine semblait tendu à l'idée de revoir son frère.
Les retrouvailles furent peu cordiales dans l'intérieur austère. Les deux échangeaient peu, ou de simples banalités: la gêne était manifeste. Mon ami me fit remarquer la présence sur le buffet d'un haut-de-forme à ruban blanc, qui semblait lui inspirer un profond dégoût. "C'en est un."

Zambarar prit un air gêné à l'écoute de ce qu'il venait de me murmurer à l'oreille. L'autre reprit, à haute voix cette fois-ci:

"On comprend où sont passées nos économies. Enfin, les vôtres: tout ceci ne me concerne plus guère. Je n'en ai pas emporté trop, quand j'ai décidé de vous quitter? Tu as combien, 1 ppm, 2 ppm?

-1.0236 ppm pour être précis. Oui, je suis actionnaire, oui, je sais que je devrais avoir honte, mais on sait tous bien que la honte n'est pas permise ici-bas. Et moi, avec mes intérêts, je fais vivre décemment toute la famille. Tu peux en dire autant? Est-ce moi qui suis en tort?

-Tu es faible. Peux-tu me résumer tes tâches à l'Administration?"

Zambarar marqua un silence. La question semblait lui avoir rappelé un quotidien pénible, probablement ponctué de tâches bureaucratiques et répétitives, envahissantes jusqu'à une certaine forme de folie. J'en profitai pour demander quelques précisions. Zambarar répondit sans entrain ni peine, comme s'il récitait.

"Vous êtes ici dans une entreprise dirigée par un trust de onze Seigneurs-Financiers. On en comptait à l'origine trois: Cypérin Tribalt, Hubert Porcolant et Fulber Galerfled, le premier étant l'actuel président-directeur général. Ils ont brillamment chassé l'administration royale décadente afin qu'elle n'entrave plus leurs œuvres bienfaitrices. C'est à eux que nous devons nos logements, nos vivres, notre sécurité, et notre éducation: en effet, bien avant qu'ils décident de se défaire d'un Roi inutile et orgueilleux, ils fournissaient déjà d'eux-mêmes et avec brio tous ces services à leurs employés -cinq à huit millions chacun. Porcolant fut le théoricien, Galerfled fut l'inventeur du système, et Tribalt fut le plus fort. Car c'est lui qui mena la Révolution et chassa en une semaine le Roi et sa famille. Il acquit là sa position inamovible de président.
Depuis lors -c'était en 1896- le trust a remis plusieurs fois en vente des parts de leur capital. Nous en eûmes 7.8050% en 1898. Des anciens de l'administration royale qui vivaient pauvrement sur leurs réserves en attendant des jours meilleurs se précipitèrent alors sur l'aubaine et déboursèrent tout ce qui restait de leur fortune pour avoir leur part du gâteau, et vivre tranquilles pour le restant de leurs jours et bien au-delà. Ce fut la cohue à la bourse, certains en moururent.

De cet affrontement, huit ressortirent grands vainqueurs et bon nombre d'autres durent se repaître de miettes.

"-Les miettes, c'est pour toi", intervint Azine.

"-Soit, mais je n'ai pas fini. Nous avions donc acquis tous ceux qui se nomment maintenant Seigneurs -les huit nouveaux se nommaient Adolphe Sable, Nitram Kohar, Adrien Silure, Abodolay Cister-Avorde, Clithociobe Gali, Gadar Drageador, Alphonse et Lodrec Claïn. On les reconnaît à leur couvre-chef à ruban pourpre. Et chacun s'arrangea peu à peu pour s'entourer d'hommes proches, dix chacun, le Conseil d'Administration, celui qui tout dirige avec tant de prestance. Leurs chapeaux portent un ruban bleu. Puis les sous-fifres de ces sous-fifres, les simples actionnaires, qui faute de posséder assez de capital sont sans pouvoir et sans influence, et dont je suis. Nous portons le ruban blanc, lorsque la situation l'exige. Mais on ne nous l'exige jamais, en fait."


Beau récit. Il me faut toutefois l'interrompre ici, car mon poignet est douloureux et ma plume s'assèche. Il s'agit maintenant d'avoir des précisions sur comment Tribalt et ses pairs procédèrent pour parvenir au pouvoir. Je vais me renseigner sur le sujet dans les délais les plus brefs.


Arbitrairement vôtre,
Xavier Plorc  

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Des précisions à demander? Une idée tordue à descendre?
On n'hésite pas. Xavier est faible mais je le seconde.