vendredi 8 novembre 2013

L'étrange récit de la déchéance

Cette affaire est tragique. Théâtrale, veux-je dire. Les récits de Zambarar sont, ce qu'on pourrait dire, énormes, gigantesques: comme l'ombre des cheminées. On peut les écouter des heures durant sans jamais se demander ce qu'on fait là; mais il les fait à voix basse, à vrai dire. Ce matin, donc, j'apprenais autour d'un thé soluble une vision de la prise du pouvoir.


"À l'époque, Mohammad, notre mère et moi-même dirigions une agence de comptabilité reconnue dans tout le pays. Service fort demandeur fut un temps, mais peu à peu évincé à mesure que les trusts grossissaient, car ceux-ci disposaient de leurs propres comptables. Nous possédions un étage d'immeuble en centre-ville, du côté de la Feldbanque (elle aussi s'avérant de plus en plus inactive). L'agence Azine et fils était très connue et ses dirigeants des figures emblématiques: une grande dame mûre, franche voire grossière, aux soies longues et sombres, portant des lunettes à monture forte, et qui fumait beaucoup; flanquée de ses deux fils, le fidèle et le volage."


L'ami Azine sourit en se reconnaissant.


"Bon, ça, c'était notre situation. J'en sais un petit bout concernant les tractations du grand trust, si vous voulez...

Les trois, Porcolant, Galerfled et Tribalt, avaient commencé à mettre ça en œuvre avec beaucoup d'avance sur les évènements. Tout d'abord, Galerfled avait mis au point ce système des corons qui suscita l'admiration et la jalousie des deux autres: l'on se faisait tout à la fois patron et maire... Et on ajoutait, tant qu'à faire, des vigiles tenant lieu de police interne, et des écoles et des épiceries, et les fermes pour les nourrir. Et le peu d'intermédiaires aidant, l'affaire était très rentable.

Ils s'y mirent tous, et commencèrent assez vite à se marcher sur les pieds. Pendant un temps, ce fut une concurrence féroce, qui évinça nombre d'autres industriels de moindre taille. Puis, comme leurs problèmes n'étaient pas réglés de ce point de vue, ils décidèrent de se rencontrer. L'invitation était offerte par Porcolant, qui revenait d'un voyage dans les contrées lointaines.

C'est donc lors de ce dîner et de ces entretiens que Porcolant évoqua l'une de ses destinations: l'Azatie, "petit bout de montagne industrieuse, ployée sous l'ombre protectrice d'un défunt philosophe". Ce fut de suite reconnu comme le Grand Modèle qui devait tous les mettre d'accord.
Les trois patrons se quittèrent heureux et satisfaits: ils venaient de former le Grand Trust, une immense machine économique, représentant 93% de l'activité du pays et 21 millions de salariés. Et pour sceller leur accord dans la joie et en musique, ils formèrent un orchestre: le Grand Orchestre des Forges, puissant et percutant, que le maestro Kloar Aliphas menait à coups de sabre; exception faite pour les marteaux-pilons qu'il chérissait et pour qui il réservait une place de choix dans chacune de ses compositions.

Le roi d'alors, Borrus II, regardait tout ça de loin et leur donnait pour tout son assentiment mutique. Mais il avait aussi un conseiller, un certain Ernest Blavine, qui, lui, se rongeait les ongles d'un air inquiet. Blavine était un homme brillant, pionnier des sciences économiques, mais il ne fallait pas être un génie pour voir poindre ce problème: il n'y avait à peu de chose près plus qu'une seule entreprise dans tout le pays, et la concurrence, moteur principal de l'innovation, en pâtirait certainement pour bonne part. On pouvait croire à l'écrasement total par la concurrence étrangère, et à l'émergence d'une crise majeure qui mettrait le pays à genoux. On ignore s'il avait vu juste, mais le raisonnement tenait la route.

Aussi, il fit la suggestion d'imposer de plus lourdes taxes au trust, de manière à favoriser les petits qui agonisaient, ce que Borrus II fit. Ce fut l'acte fondateur.


Peu après donc, les membres du trust reçurent l'annonce et frappèrent du poing d'un air sérieux. Il était donc temps. Ils étaient devenus une menace, et plutôt que de s'écraser comme ils l'avaient toujours fait, ils s'arrangeraient pour imposer leur loi -plus pragmatique et, selon toute évidence, plus juste. Les taxes, bien que très lourdes, purent aisément être amorties en rognant cruellement les salaires des ouvriers, qui naturellement le prirent mal. Or le responsable, bien au-delà des patrons justes et modestes, n'était autre que le pouvoir lui-même -le pouvoir et ses manœuvres obscures. L'on s'arrangea du moins pour que la chose fût interprétée ainsi, et la foule gueula ouvertement contre le roi.

La journée du 14 février 1896, une rumeur monta des cités coronaires et commença à gagner le centre-ville en empruntant les voies ferrées depuis la banlieue Est. Au faîte de la foule, un certain Zopher, colosse débonnaire au regard flou, conduisait l'ensemble là où il désirait aller. Les intentions étaient manifestement mauvaises, et toutes les vieilles administrations du centre, toutes les petites entreprises qui survivaient comme la nôtre, se prirent à trembler.
Un contingent fut alors envoyé dans la gare pour stopper leur avance et éventuellement obtenir des explications, ce qui naturellement n'eut pas lieu. Les insurgés tentèrent de passer en force avec le peu qu'ils avaient, et y parvinrent assez rapidement, car la panique n'eut pas prise sur eux quand quelques salves mortelles leur furent tirées, fauchant les premiers rangs. La foule s'entassa dans le hall et entreprit de camper en attendant les réactions.

Au bureau, des employés avaient déjà commencé à faire leurs bagages en disant que tout était fini et qu'il fallait fuir. De nombreux navires quittèrent le port. Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.
Dans l'intervalle, Tribalt et le roi eurent un long échange télégraphique qui nous est en majeure partie inconnu. Ne reste en vérité que la missive qui fut retenue par l'Histoire et par ceux qui la firent; L'État est une entreprise, Nous sommes une entreprise, Donc nous sommes l'État.

Deux jours plus tard, le roi, lassé, envoya un contingent frais afin d'en terminer. Avant qu'ils aient pu agir, Zopher et les siens étaient repartis par le même chemin. Tribalt en fut semble-t'il courroucé.
Au matin du 17 février, un grand rassemblement de vigiles fit son apparition à proximité des fortifs du nord, tenus par des conscrits. L'assaut fut donné, très vite suivi d'un autre au sud. En fin de matinée, malgré de lourdes pertes, les vigiles arrivaient triomphalement au sommet des talus, tandis que les conscrits, troublés et choqués d'avoir dû tirer sur leurs concitoyens, se dispersaient en masse. En centre-ville, les administrés et nombre d'officiels à leur tour commencèrent à prendre la tangente. Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.

L'assaut se poursuivit les jours suivants, les fortins tombant les uns après les autres. Peu avant que les lignes soient coupées, l'état-major parvint à joindre une garnison située en province et dirigée par deux fameux généraux, Tobias Bobrec et Philippe Sanguins. Ce faisant, les cuirassés dans le port entreprirent de pilonner les banlieues en guise de représailles. Mais ce qui se réclamait désormais armée insurrectionnelle continuait de gagner du terrain.

Et puis le siège continuait. Les garnisons se replièrent bien vite entre les deux bras du Fragfluse, où se tenait la majeure partie du centre-ville. Des conscrits se mutinèrent, dans ce qui restait des forts ainsi que sur certains cuirassés. Assez vite, la flotte assaillie par les vaisseaux mutinés ainsi que par des cargos armés arrivés de petits ports de banlieue, fut mise à bas. L'amiral Frias-Nonobstant prit le large et disparut en mer. Les insurgés n'étaient plus tenus à distance des côtes, et ceux qui étaient restés résolument dans l'étau se trouvèrent soudain piégés. La névrose était à son comble; Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.


Caporal d'infanterie 1894
Un statu quo s'engagea. On nous rapportait que l'armée insurrectionnelle campait sur une rive et observait l'armée de métier sur l'autre, sans mot dire; attendant, sans doute, d'avoir repris des forces. On aurait entendu un vieux tailler nerveusement un bout de bois en forme de cercueil.

Le 19 février au petit matin, l'armée menée par Bobrec et Sanguins fit son entrée par l'ouest et commença à ravager les cités coronaires et ceux qui s'y trouvaient. Toute la matinée durant, ils s'appliquèrent à démolir les structures mises en place par Tribalt, faisant peu de cas des pertes occasionnées par quelques ouvriers sommairement armés; puis ils se rassemblèrent sur un vaste terrain vague au nord de la ville pour se reposer et réfléchir à la suite. Ils entreprenaient alors, sans doute, d'aller vers le centre pour briser le siège. Mais une grande clameur monta des usines et les en empêcha.

Encore un détail oublié des gouvernants: les gens du trust produisaient des armes. Tribalt, en particulier, entretenait avec amour de grandes manufactures où il fabriquait autant d'armement conventionnel que de modèles plus tordus, munis des derniers perfectionnements à la mode. Les plus célèbres représentants en furent le Fusil d'appoint Longue-portée et les Grenades à manche (tailles S, M et L), mais il y en avait bien plus et de plus gros calibres. Le magnat déploya ses Munitionnaires, des ouvriers d'élite qui avaient été de longue date entraînés à tester la qualité de ce matériel de choix. C'était sans nul doute son va-tout et Bobrec-Sanguins l'avaient forcé à s'en servir.




Munitionnaire Tribalt millésime 1896
Ce combat est légendaire. On en reparle souvent comme de la plus grande émeute de tous les temps, pour peu qu'on puisse la considérer en émeute. Les munitionnaires arrivèrent par les boulevards et commencèrent à tirer en soutenant une cadence élevée. L'armée officielle fit face et leur rendit la pareille. Les deux épuisèrent leurs munitions en peu de temps en laissant une bonne partie des leurs à terre, puis se chargèrent. Bobrec et Sanguins, placés en tête, sabrèrent côte à côte avec une grande joie, car alors ils se sentaient triompher; puis une nouvelle vague de munitionnaires rassemblée à la hâte jaillit des rues et constata le désastre.

Les précédents, voyant qu'on venait les relever, s'empressèrent de prendre la fuite. Les uniformes fatigués et couverts de poussière observèrent alors brièvement les nouveaux venus, réalisant sans doute qu'ils avaient perdu; et alors un tir nourri vint faucher leurs rangs, et Sanguins, puis Bobrec s'effondrèrent sans vraiment comprendre comment. L'on encercla les derniers, puis on les finit à la grenade.

Et voilà une preuve qu'aujourd'hui encore les armes Tribalt sont les meilleures du monde connu, et que les Cocardes possèdent la meilleure armée qui soit; nul doute qu'elles soumettraient sans peine tous leurs voisins, si ce n'était contre leurs intérêts.

Le soir, une estafette fut envoyée au palais royal pour en rendre compte. La nouvelle se répandit rapidement, avec l'impact que l'on sait sur le moral des fidèles; Maman alla s'asseoir à l'accueil pour s'en griller une.


Que restait-il donc à faire? Baroud d'honneur. Le roi, sa famille et ses conseillers auraient peut-être pu signer leur reddition et croupir en exil, plutôt que de subir ce qui suivit. Mais ils firent le choix d'étaler leurs troupes là où elles pourraient être utiles et de remettre la fin au plus tard. C'est à dire que chaque pont qui n'avait pu être démoli fut gardé par un contingent.

Tribalt eut alors l'occasion de percer avec toute la subtilité qui était sienne: c'est-à-dire que trois locomotives lancées à pleine vitesse vinrent traverser le Pont de Fer, qui enjambait le grand Fragfluse au plus près de son embouchure, et fracassèrent les dérisoires barricades qu'on avait dressées en travers. L'une d'entre elles dérailla au passage, mais les autres poursuivirent leur course en déchargeant un flot de miliciens, vigiles et munitionnaires.

Et ce fut le saccage. Tribalt avait beau être habile à manier dans l'ombre, il n'en était pas moins distant, et l'armée insurrectionnelle fit là un peu ce qu'elle voulait. On s'introduisit en force dans les bureaux des dernières et pathétiques entreprises indépendantistes, violentant leurs occupants, et appliquant parfois cette vieille tradition de bandit qui consistait à clouer par la main gauche un sous-fifre au chambranle d'une porte.


Nous? Ah, nous, nous avons eu un peu plus de temps, nous étions plus près du centre. Nous aurions pu fuir avant, sans doute, mais nous nous en sommes sortis quand même.


-Pas tous, non, pas tous, intervint Mohammad.


-Ah, on ne sait toujours pas ce qu'elle est devenue. Notre vieille maman... On l'a perdue de vue pendant la journée du 20.

-Elle devait être à la maison, pensa-t-on. Depuis cinq jours qu'elle dormait au bureau pour sauver les meubles...

-Mais bref. Il y avait déjà beaucoup de désordre quand nous sommes partis, nous n'avons pas pris plus de temps à faire le tri et nous avons quitté la salle discrètement avec les employés fidèles. À l'accueil, nous aperçûmes sur une chaise un tas de cendres conique surmonté d'un mégot fumant et de lunettes à monture forte.

-Et nous sommes sortis pour nous mêler à la foule.

-Et le roi?

-Assassiné? Probablement un truc du genre. On a beaucoup accusé Zopher, mais ça pourrait être n'importe qui. Tout s'est terminé très vite, la majorité de l'armée s'était rendue et Borrus s'obstinait. Il a eu une ultime négociation avec Tribalt, qui avait fini par venir en personne, et plus personne ne l'a vu après l'entretien.


Zambarar semblait avoir la gorge sèche, mais ses yeux étaient humides, et il bâillait; le congé était terminé, et il fallait qu'il reprenne le chemin des administrations pour exécuter ses petites tâches de petit actionnaire. Seul et modeste, faisant vivre sur ses parts les deux vieilles tantes et les cousins, il fuyait; nous deux, nous allions fuir à notre tour, vers un autre vide. Nous nous sommes dit au plaisir, puis nous avons quitté l'enceinte de l'entreprise en nous promettant de revenir -mais pas trop tôt.


Correctement vôtre,
Xavier Plorc



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On n'hésite pas. Xavier est faible mais je le seconde.